Tribune de Genève du 10 mars 2016
Le Nouvelliste du 4 janvier 2016
Atelier Critique de l'UNIL
Nostalgie et travail du temps
Par Chantal Zumwald
Tiempos / de et par Danièle Chevrolet et José-Manuel Ruiz / cie Les Héros Fourbus / Petithéâtre de Sion / du 26 décembre 2015 au 3 janvier 2016 / plus d’infos
Difficile démarche que d’expliquer ce qu’est le temps. C’est pourtant le défi que s’est lancé la compagnie valaisanne des Héros Fourbus, créée en 2007. Danièle Chevrolet et José-Manuel Ruiz, accompagnés d’une musique originale de Stéphane Albelda jouée en live par Fanny Hugo, ont choisi d’illustrer ce temps qui passe à l’aide de marionnettes de bois articulées, qu’ils ont créées eux-mêmes aidés de Christophe Kiss. Les acteurs du spectacle Tiempos ne sont ainsi autres que ces marionnettes, témoins et actrices de leur vie. Douées d’une grande sensibilité, elles revisitent leur passé et l’évolution inexorable du monde.
Au centre de la scène plongée dans la pénombre, un banc blanc, entouré d’un carré blanc tracé à l’adhésif. Un homme barbu, vêtu de noir, balaie. Une voix annonce inopinément que le spectacle a commencé. Deux femmes également habillées de noir le rejoignent alors. Ils se mettent à danser au son d’une musique aux accents latino, ce qui fait rire les jeunes spectateurs. Quand la musique s’arrête, l’homme demande : « Le temps, qu’est-ce que c’est ? ».
Il est d’abord illustré par le jour et la nuit, l’ombre et la lumière qui scandent les changements de scène. Il est ensuite représenté par le cycle et le cumul des saisons, qui représentent ainsi les années, les époques, les souvenirs.
Sur une bande de terre étalée le long de l’avant-scène, des graines sont plantées par l’une des femmes, aidée de l’homme qui tire, à l’aide d’une ficelle, un petit tracteur rouge, sous les cris des corneilles : c’est le printemps. Lorsque le tic-tac d’une horloge résonne, les deux marionnettistes s’empressent d’aller farfouiller dans une malle en fond de scène. Le son scande les mouvements et les épisodes que leurs marionnettes ont à présenter. Ainsi, dans un bruit de grincement de roues qui évoque celui des chaises roulantes, chacun réapparaît avec, dans ses bras, une grande marionnette de bois. Posées délicatement sur le banc, elles représentent un vieux couple. Elles écoutent, observent, se regardent, hochent la tête, se grattent ou rotent (ce qui fait rire les enfants), s’assoupissent, montrent de la sollicitude l’une envers l’autre, dans un silence presque total, léger et rassurant, celui qui s’installe entre les personnes qui se connaissent par cœur. Une cloche résonne et les deux vieux sont emmenés dans leurs fauteuils imaginaires, portées par les marionnettistes. L’absence de son illustre parfaitement ce temps qui passe paisiblement.
Le temps c’est aussi, au contraire, la cohue, la ville, l’anonymat, le monde. Ceci est illustré par deux personnages anonymes (les marionnettistes tiennent de multiples rôles) dissimulés sous un imperméable et un masque à figure humaine grossière, caricaturale. Ils arpentent la scène, une valise à la main, comme on arpenterait la vie, les années.
L’été est ensuite représenté par un tapis de gazon verdoyant qu’on déroule sur la terre noire et le petit tracteur rouge qui avance pour la récolte. Pourtant, le marionnettiste, incrédule, s’écrie : « Le temps n’existe pas ! » Apparaît une petite marionnette de bois, une enfant. Du banc, elle s’amuse au bord d’un lac imaginaire. Le clapotis est savamment imité depuis le bord de scène, à l’aide d’une cuvette d’eau. Un deuxième enfant apparaît. Le temps s’est arrêté. Alors qu’auparavant tout était mis en œuvre afin de démontrer le mouvement du temps, c’est maintenant l’immobilité apparente, celle des temps heureux ou innocents. Lorsque cette innocence s’en va, le marionnettiste s’écrie : « J’ai trop de temps ! ». Il parle pour cet adolescent-marionnette qui s’ennuie, qui n’aime pas sa vie, qui ne comprend pas le monde adulte, qui se rebiffe et aimerait bien partir ailleurs. Pourtant, vient le temps des premières amours, du premier baiser : deux marionnettes adolescentes se rencontrent. Ce temps est suivi de celui du premier désamour, de la tristesse, de la solitude, illustrés par la pluie et le vent. C’est le temps d’apprendre la vie qui finalement, va passer peut-être un peu vite… Le marionnettiste, en pleine réflexion, se demande en effet : « Aurai-je le temps ? ». Sur le gazon d’avant-scène tombent des feuilles mortes ; c’est l’automne de la vie, le temps de la retraite. Le banc est renversé. Les deux voyageurs aux imperméables réapparaissent, de retour d’un voyage d’agrément en train et de vacances bien méritées. Arrivés à la maison, ils prennent conscience des constructions qui ont envahi « leur » plage et des avions qui ont envahi le ciel, de la circulation infernale, des crashs, le tout illustré par des briques rouges disposées sur le banc, accompagnées de petites voitures, d’avions et d’hélicoptères. On n’entend plus le coq, ni la poule, ni les autres animaux, déposés sur le haut des briques.
Lorsque le petit vieux réapparaît seul sur son banc, le marionnettiste lui fait se demander: « Ai-je eu le temps ? ». L’histoire du temps, c’était son histoire : il a observé tous ces mouvements, les saisons de la nature confondues avec celles de la vie. Maintenant, la neige tombe. Des enfants, petites marionnettes de bois, s’élancent avec leur luge sur les pistes enneigées. Tout est blanc, tout se confond, la vie, la mort… Gravé au fond du cœur de la marionnette Petit homme demeure le souvenir du premier baiser, de l’amour d’une vie gravé dans la rose séchée, fragile, qui orne le châle de sa femme et qu’il retrouve sur le banc.
Ce spectacle devait consacrer 45 minutes à la définition du temps. Pourtant, il fait bien plus que cela : il emmène le spectateur dans le long voyage de la vie. Il émeut par la simplicité par laquelle les actes sont posés, et par la non moins profonde émotion qui s’en dégage. Peut-être est-ce la façon la plus adéquate de présenter un sujet léger et profondément triste à la fois, une réalité inévitable. L’histoire fait même un détour pour démontrer – ou dénoncer – les abus de notre société de consommation et ses conséquences sur la nature et sur l’humain.
Comment ne pas être fasciné par ce spectacle quasiment muet, accompagné d’une musique originale qui traduit les joies et les tristesses du monde et de la vie, alors qu’il n’est animé que par quatre marionnettes, accompagnées de quelques simples accessoires ? Les marionnettes sont manipulées avec adresse et délicatesse. Et si la question débattue est quelque peu abstraite pour le plus jeune public, elle passionne d’autant plus les adultes qui, séduits, se laissent emporter par cette histoire magique et nostalgique de la vie.
Sous la voûte de la cave du Petithéâtre de Sion, devenu plus grand pour l’occasion, résonnent encore les applaudissements des spectateurs. Ce spectacle est encore à voir au théâtre La Bavette à Monthey le 9 janvier, puis au Théâtre des Marionnettes de Genève du 2 au 20 mars.
Cette entrée a été publiée dans critique, et marquée avec Chantal Zumwald, le 7 janvier 2016 par Sabrina Roh.